Rendre justice

Manuel Valls

Manuel Valls est ancien Premier ministre. Il publie en 2023 Le courage guidait leurs pas aux éditions Tallandier.

Nous assistons à ce spectacle infâme, des hommes perdus de dettes et de
crimes dont on proclame l’innocence, tandis qu’on frappe l’honneur même, un
homme à la vie sans tache! Quand une société en est là, elle tombe en décomposition.

Émile Zola, J’accuse, 1898

Rendre justice, voilà ce qui devrait nous guider depuis l’aube du 4 avril 2017.
Rendre justice à une femme à laquelle les pires tortures ont été infligées, et dont le sommeil pour l’éternité a été précipité.
Rendre justice à une famille contrainte d’accepter l’inacceptable.
Rendre justice à une communauté endeuillée, celle de mes compatriotes juifs, une fois de plus, une fois de trop, dont le seul crime historique est d’exister, de traverser les âges en gardant son âme vivante et resplendissante.
Rendre justice et réveiller une société à la dérive, travaillée sans cesse par ses plus vieux démons. L’affaire Sarah Halimi, récit du crime d’un fou sous emprise du cannabis, sur fond d’antisémitisme. C’est du moins ce qu’il se répète, lorsque l’on cherche à lui donner un sens. Moi, je n’y vois qu’un crime antisémite dans son habit le plus simple, le plus effrayant, sans aucun effort de dissimulation.

Un islamisme lancinant, dont la matrice est la haine des Juifs

C’est l’affaire d’une sexagénaire vivant dans le XIe arrondissement de la capitale et craignant pour sa sécurité depuis qu’elle fut la cible de propos antisémites. Rien d’extraordinaire, me direz-vous ! Combien d’histoires semblables sont-elles parvenues à nos oreilles ? En toile de fond de cette affaire, un islamisme lancinant dont la matrice est la haine des Juifs et de la France, progressant depuis trop longtemps et mettant à la porte des familles entières, contraintes de quitter leur maison, leur quartier, leur ville et parfois leur pays de toujours, pour retrouver tranquillité et sécurité.

Mais cette fois, l’histoire ne s’arrête pas là et ne cessera jamais de nous hanter.

Rouée de coups, défenestrée après de longues minutes de souffrance, celui qui infligera ces sévices à Sarah Halimi sera jugé irresponsable pénalement pour abolition du discernement après la prise volontaire de stupéfiants.

C’est là que le bât blesse. Comment s’étonner d’une absence totale de discernement lorsque le mobile antisémite du crime est reconnu ? Sartre s’emploierait davantage à dénoncer cette            « passion », visage de la haine de l’altérité au cœur de l’identité personnelle, du « malaise du semblable vis-à-vis presque semblable ». Je serais donc surpris d’apprendre que l’expression de la haine des Juifs, doublée d’un acte de violence extrême ayant conduit à la mort, serait une affaire d’homme responsable. Ce serait alors considérerl’antisémitisme comme une opinion valable, la violence et la prise de substances illicites comme un simple travers, et la mort d’une femme française et juive comme un fait divers éloigné de nos propres considérations. C’est pourtant exactement ce que la justice a déterminé, en excusant le meurtre par une privation momentanée du libre arbitre de l’accusé.

L’antisémitisme est un choix

Le bourreau serait donc aussi la victime. Je crains à mon tour que cette conclusion manque de discernement. Ou peut-on alors, en France, se prévaloirde sa propre faute ?

L’antisémitisme est un choix. Il est à la lâcheté morale ce que la prison devrait être aux criminels. En chercher les causes reviendrait à ne pas croire au libre arbitre dans son entièreté, dont l’abolition constitue vraisemblablement un laissez-passer pour commettre des délits. Haïr ou aimer ? Céder au fanatisme ou cultiver la tolérance ? S’octroyer le droit de vie ou de mort sur autrui, ou respecter à chaque instant l’autre comme si sa propre vie en dépendait ? Vivre en société nous soumet à ces questionnements. Seules l’humanité, la conscience et la morale guident nos décisions. Dans un pays qui se perd dans la haine de l’autre, chacun est responsable du visage qu’il veut lui donner, du message qu’il veut transmettre aux générations futures.

L’antisionisme ou le prétexte inespéré d’avoir le droit, et même le devoir, de haïr Israël impunément, des bancs de l’Assemblée nationale jusqu’aux cris de « Mort aux Juifs« .

Comment accepter en France, terre d’émancipation des Juifs il y a deux siècles, mais aussi l’une des terres de son martyre, que des citoyens soient assassinés parce qu’ils sont juifs ? Ayons le courage de poser le vrai diagnostic. Celui d’un antisémitisme historique qui se nourrit de nouvelles théories complotistes ou de l’islam radical, et dont le nouveau visage puise ses forces dans la détestation de l’État d’Israël. La réincarnation de la haine des Juifs dans l’antisionisme en est le camouflage le plus dangereux. Leprétexte inespéré d’avoir le droit, et même le devoir, de haïr Israël impunément, des bancs de l’Assemblée nationale jusqu’aux rues de Paris où résonnent encore les hurlements écœurants de manifestants à coups de Mort aux Juifs. L’Histoire n’est bonne à comprendre que lorsque nous en tirons les conséquences nécessaires. Combien avons-nous été à alerter sur les dangers de cette vieille passion mortifère et ce, dans un silence assourdissant ?

Rien n’a été épargné aux Juifs de France

Rien n’a été épargné aux Juifs de France. Peut-être en sommes-nous tous responsables.

Et si, par hasard, les humiliations répétées, les persécutions historiques, les accusations injustes et les assassinats résultaient de notre silence, notre conscience serait marquée par la honte, salie du plus misérable déshonneur. Fermer les yeux et ne pas se faire garant de la place de chacun dans notre pays nous rend complices et conduit à rejeter ce que nous sommes : une terre de valeurs universelles, une terre républicaine, une terre laïque, une terre d’accueil à d’autres confessions, une terre dont les racines chrétiennes sont profondes et dont le destin est inexorablement lié au judaïsme et aux Juifs de France. Un jour comprendrons-nous peut-être qu’il faut lutter pour les Juifs ni plus ni moins que pour nous-mêmes.

Ce que nous sommes : une terre de valeurs universelles, républicaine, laïque, d’accueil, une terre dont les racines chrétiennes sont profondes et dont le destin est inexorablement lié aux Juifs de France.

Que ces mots soient inscrits en signe de profond respect pour Sarah Halimi, tragiquement entrée dans l’histoire, et pour sa famille dont la douleur ne saurait trouver réparation sans que justice ne soit rendue.

Chaque blessure marquée du sceau de la haine des Juifs sous toutes ses formes est ma blessure. Chaque larme que cette haine fait couler est ma douleur.

Juives et Juifs de France, les étapes de mon parcours politique m’ont amené à comprendre vos souffrances, à partager vos difficultés à exercer votre culte et à affirmer votre identité. Chaque blessure marquée du sceau de la haine des Juifs sous toutes ses formes est ma blessure. Chaque larme que cette haine fait couler est ma douleur. Aucune résignation ni indifférence, votre combat est et sera à jamais le mien jusqu’à ce qu’il n’y ait plus à craindre d’être juif en France.

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