Il est terrifiant de limiter la vie d’une femme à sa mort et, plus largement, à un seul moment de son existence.
C’est probablement la raison du refus religieux d’une photo sur la tombe des défunts, pour n’enfermer personne dans un âge unique. Car quel cliché choisir ? juste avant sa mort ? Mais elle a été jeune, s’est mariée, a vécu, a aimé, bref, elle a été plusieurs, tout en restant la même.
Ce principe est plus terrible encore dans le cas de Sarah Halimi, cette femme juive de soixante-cinq ans, médecin, assassinée chez elle dans la nuit du 4 avril 2017. D’abord rouée de coups, puis défenestrée par son meurtrier, un délinquant de vingt-sept ans, au cri de Allah akbar ! Mais si on ne parle que de sa mort, devenue emblématique de la catastrophique gestion de cette affaire judiciaire (j’y reviens plus loin), on risque d’oublier l’être exceptionnel qu’elle fut.
Il est terrifiant de limiter la vie d’une femme à sa mort.
Pour cette raison, j’ai longtemps choisi de l’appeler par son nom de naissance, Lucie Attal. Puis je me suis efforcé de toujours ajouter son titre de docteur, car c’était sa vocation et son sacerdoce : s’occuper des autres, des plus faibles en particulier. Pourtant, la photo qui illustre invariablement les articles concernant son meurtre l’enferme dans une vision unique, alors qu’il en existe d’autres, avec des enfants ou dans des situations de la vie qui pourraient nous la rendre plus présente, réelle, presque vivante.
Voilà pourquoi l’initiative de mon ami Guy Bensoussan, le très dynamique président de la communauté juive de Lille, de créer ce livre collectif, me paraît éminemment louable. Elle nous permet de restituer la personne de Lucie-Sarah Attal-Halimi. Et plus encore.
De l’affaire à l’Affaire
D’abord, par la pertinence qu’il y avait à rassembler les signatures les plus diverses pour repenser le désastre Sarah Halimi avec le recul réflexif que permettent les cinq années écoulées. Mais le repenser de façon, surtout, à ouvrir une réflexion sur l’avenir en interrogeant ce que cette affaire françaisedonne à voir et à penser des maux qui gangrènent notre société et dont elle présente, pour ainsi dire, un fascinant concentré.
De quoi cette affaire, qui a opéré comme une alerte, est-elle le nom?
Autrement dit, se demander, avec les armes de l’esprit – et les mots sont aussi des armes, disait le poète et chef partisan Abba Kovner, en 1942 –, de quoi cette affaire est le nom, et encore : « Que faire ? » Comment agir face aux antisémites et, peut-être plus nocifs encore, leurs « idiots utiles », alliés objectifs et autres compagnons de route ? Deux questions que relèvent sans œillères les quelque cent cinquante plumes présentes dans ce livre, ce pour quoi je leur adresse ma plus sincère reconnaissance, de même qu’à l’ensemble des autres contributeurs qui, comme le précise Guy Bensoussan, seront présents sur le site internet.
Nous avons besoin de ces intelligences depuis longtemps réveillées, la lucidité étant une qualité intellectuelle, mais aussi une qualité morale, car encore faut-il avoir le courage de « voir ce que l’on voit » (Charles Péguy).
Cette affaire a en effet opéré comme l’alerte d’une crise multiple : celle de nos institutions, à commencer par l’institution judiciaire ; celle de l’intégration d’une partie de l’immigration avec une menace islamiste que l’on ne saurait voir ; celle de l’exil des Juifs de France ; celle de l’indifférence ou du déni, comme un mal de notre époque qui s’infiltre partout et n’épargne ni nos élites, ni les magistrats, ni les experts, ni les médias, ni même la police. Reste à savoir si l’alerte a été entendue.
A-t-on bien pris conscience de la gravité de cette crise à plusieurs niveaux ? Est-on enfin disposé à comprendre que « les prétendus problèmes liés à la minorité juive renvoient toujours à ceux dont souffre la majorité », comme le relevait déjà le psychosociologue Kurt Lewin, en 1946 ? Ce n’est pas certain. Ce livre aurait rempli une part essentielle de son objectif s’il pouvait y contribuer.
En femme exigeante qu’elle fut, Sarah Halimi n’aurait sans doute pas voulu d’une plate oraison funèbre. Elle aurait souhaité que l’on lui rende hommage en rassemblant des esprits aiguisés et courageux, capables de porter un diagnostic en profondeur sur les pathologies françaises dont son affaire demeure l’emblématique illustration. Des maux qui engagent notre avenir commun.
Retracer le parcours d’une femme exceptionnelle.
Dans le second versant de ce projet : retracer ou rappeler le parcours de cette femme exceptionnelleet l’histoire de sa modeste famille, originaire de Constantine, en Algérie, qui s’est installée en banlieue parisienne à un moment où les tensions ne cessaient d’y monter. Sarah y a vu le jour le 30 novembre 1951. Une fois achevées ses études de médecine, la jeune femme s’est mariée et a ensuite élevé ses trois enfants. Après son divorce, elle a pris la direction d’une crèche dans le Marais, vite surnommée par les familles du quartier « la crèche de Madame Halimi ».
Nous mésestimons à quel point ce moment de l’existence est déterminant, lorsque les enfants en bas âge se retrouvent pour la première fois en collectivité. Une étape qui conditionne par la suite leur relation aux autres, leur confiance dans le monde et, plus encore, en eux-mêmes. C’est là que le docteur Sarah Halimi apportait toute son humanité, sa capacité à comprendre et à aimer les petits êtres que l’on lui confiait. Oui, aimer, car elle savait que les rails sur lesquels elle les plaçait seraient ceux qui les guideraient leur vie durant.
Or cette mission, elle ne pouvait la mener à bien sans un sens du don, de la transmission, de la responsabilité, et un amour unanimement attestés par ceux qui l’ont connue, familles, proches et amis.
« Au nom du peuple français », vraiment ?
De cet amour, elle a justement été privée dans l’affaire qui porte son nom. Un crime qui a peut-être – et encore… – été jugé en droit, mais pas avec le cœur. Pas en justice au sens du juste. Depuis Adolphe Crémieux, la justice, en France, est censée se rendre « au nom du peuple français ».
Crémieux qui, par ses célèbres décrets d’octobre 1870, conféra la citoyenneté française aux ancêtres de Lucie Attal, les « indigènes israélites d’Algérie », les reliant ainsi à toute notre histoire. Crémieux qui, en tant que garde des Sceaux du gouvernement de « l’illusion lyrique » (1848), entend donc rendre la justice en notre nom à tous, afin qu’elle soit audible, compréhensible et acceptée par le peuple. Pour nous tous.
Ne pas juger le coupable rompt la confiance en la justice.
Or, dans le drame qui nous occupe, nous voyons bien que le peuple français, l’ensemble du peuple français, ne s’est pas reconnu dans l’arrêt inique rendu par la Cour de cassation le 14 avril 2021. Cette décision, qui confirmait l’« irresponsabilité pénale » du meurtrier, donc l’absence de procès public aux assises, fut même désapprouvée par 73 % d’entre eux. Du reste, les manifestations du printemps 2021 (plus de quinze mille personnes sur le parvis du Trocadéro) débordèrent alors de loin les rangs de la communauté juive. En quel sens, en effet, un crime reconnu comme motivé par la haine judéophobe a-t-il pu être commis par un meurtrier n’étant pas au fait qu’il tue ? Quelque chose heurtait là le sens commun…
La paix retrouvée de la chose bien jugée? Rien de tel ici.
Ce verdict confirmait aussi que, en fumant du cannabis, l’assassin de Sarah Halimi ignorait qu’il pourrait être victime d’une « bouffée délirante » susceptible de le conduire à massacrer sa voisine en lui infligeant un atroce supplice.
Si nous escomptons légitimement de la justice qu’elle apaise une situation douloureuse, rien de tel ici. Cet arrêt nous inquiète car nous n’y reconnaissons pas l’impératif, pour les juges, d’entendre la voix de la société. Pas la rue qui hurle parfois sa haine ou son désir de vengeance. Non. La société qui espère la sérénité de la chose établie par un tribunal, la paix retrouvée de la chose bien jugée.
Je m’astreins d’habitude à ne pas commenter les décisions de justice, estimant que, étant rendues au nom du peuple et avec son assentiment, elles ne peuvent souffrir la contradiction, si ce n’est celle des parties. Mais la tragique et ubuesque décision de ne pas juger l’assassin du docteur Lucie Attal-Halimi pour un crime antisémite particulièrement barbare, sous prétexte de « bouffée délirante », a instauré une grave rupture de confiance.
Sarah Halimi ne s’est pas tuée toute seule.
La grandeur de notre justice réside, par-delà la sentence, en sa capacité à poser des mots sur des drames et à obtenir, pour les personnes lésées ou meurtries dans leur chair, la reconnaissance de leur douleur. Oui, la justice se doit de cautériser les plaies, à défaut de pouvoir les réparer. Or, dans le meurtre de Sarah Halimi, la chambre de l’instruction a donc décrété l’abolition du discernement du meurtrier, autrement dit son irresponsabilité au moment des faits, alors même que celui-ci avait reconnu l’avoir tuée et que la cour avait finalement retenu la motivation antisémite. Il n’y aura donc ni comparution devant des jurés d’assises, ni condamnation. On est resté entre « experts ». Au point que parler de l’assassin du docteur Sarah Halimi serait désormais impropre. Si ce n’est qu’elle ne s’est pas tuée toute seule…
Alors comment ne pas s’indigner ? Non pas de la décision, qui relève de la responsabilité des magistrats, mais de ce procès empêché ? Et comment ne pas en tirer la conclusion que résumait bien le cinéaste François Margolin dans un article du 15 avril 2021 : « Donc, on peut désormais assassiner une femme, en France, pour la seule raison qu’elle est juive, et ne pas même passer devant un tribunal. C’est la leçon que tout un chacun peut (et va) tirer de l’arrêt du 14 avril ! […] Quel plus beau signal donner à tous les antisémites que notre pays recèle ? » De fait, depuis Sarah, deux autres Juifs ont été tués en France en 2022 par leurs voisins musulmans radicalisés, René Hadjadj en mai et Eliahou Haddad en août.
Tous les Juifs assassinés au cours des vingt dernières années en France sont tombés sous les coups des islamistes.
Comme si ce « scandale d’État » ne suffisait pas, un volet supplémentaire est discrètement venu s’y ajouter en 2022, puisque le meurtrier de Sarah Halimi, hospitalisé dans un établissement classique, se voit déjà délivrer des permissions de sortie… Et pourquoi pas ? Après tout, il n’a jamais développé de maladie chronique, contrairement à la prévision des experts retenus par la juge Anne Ihuellou.
Un procès confisqué, mais une avancée législative majeure
Nous avons cependant obtenu une avancée majeure : faire évoluer la législation de sorte que puissent être désormais incriminés les individus qui se mettent de leur propre chef en état d’irresponsabilité en se droguant. Une évolution qui s’est traduite par le vote de la loi dite « Sarah Halimi » en janvier 2022, en réponse à l’affaire.
Mais celle-ci ne sera évidemment pas appliquée à son assassin, la loi n’étant pas rétroactive. C’est malheureux, car non seulement ses proches seront à jamais privés de sa présence, mais on leur ôte jusqu’à la possibilité d’être entendus et de voir les faits révélés au grand jour.
Donc, on peut désormais assassiner des Juifs en France sans passer devant un tribunal ?
C’est ainsi déposséder les citoyens d’un des droits les plus précieux qui soit en démocratie : celui de faire appel à la justice pour faire la lumière sur un tel déferlement de violence et de haine, ainsi que sur l’imaginaire culturel et l’idéologie qui les nourrissent. Car ce crime n’est pas isolé et il n’a pas surgi de rien. Comme l’écrit plus loin la philosophe Bérénice Levet : « Allons-nous indéfiniment dénoncer avec emphase et solennité “les heures sombres du passé”, mettre en garde contre la Bête immonde toujours renaissante et, dans le même temps, détourner le regard dès lors qu’Elle ne présente pas le visage attendu ? » Si les morts nous obligent, Sarah Halimi nous oblige à ouvrir enfin un œil sur le réel.
Cela vaut a fortiori dans un contexte de forte recrudescence de l’antisémitisme, dans une France où l’ensemble des Juifs assassinés au cours des vingt dernières années sont tous, sans exception, tombés sous les coups d’islamistes. Que l’on songe aux enfants de l’école Ozar Hatorah de Toulouse en mars 2012 et à leur père, aux quatre personnes tuées à l’Hypercacher de Vincennes en janvier 2015, à Mireille Knoll, lardée de coups de couteau en mars 2018, un an après Sarah. Et depuis, voilà encore que, en 2022, deux Juifs français, René Hadjadj, défenestré, et Eliahou Haddad, massacré à la hache, ont été assassinés (comme Sarah et comme Mireille Knoll) par leurs voisins musulmans passablement radicalisés.
Ne nous a-t-on pas assuré, en 2017, que déresponsabiliser un meurtrier antisémite et islamiste n’équivaudrait en rien à délivrer un permis de tuer à d’autres cerveaux tout aussi inspirés ?
Le choix de la vie
Et ainsi, « quelque chose nous incombe », écrivait Vladimir Jankélévitch dans L’Imprescriptible, car « les massacrés n’ont plus que nous pour penser à eux. Si nous cessions d’y penser, nous achèverions de les exterminer, et ils seraient anéantis définitivement. Les morts dépendent entièrement de notre fidélité […]. Le passé a besoin qu’on l’aide, qu’on le rappelle aux oublieux, aux frivoles et aux indifférents ». Cet ouvrage s’adresse avant tout à ces derniers, car les accommodements, la complaisance ou le déni, face à cette espérance trahie qui s’appelait Sarah Halimi, ne nous sont plus permis, à nous Juifs et non-Juifs. Puisse-t-il inviter à un triple devoir, bien résumé ici par l’historien Henry Rousso : un devoir de mémoire (fidélité), un devoir d’histoire (éducation) et un devoir de résistance (survie), tant il en va de l’avenir même de nos démocraties.
C’est la raison pour laquelle la démarche de Guy Bensoussan relève de la « réparation du monde » (tikkoun olam), une notion centrale dans le judaïsme, s’agissant de rendre à Sarah Halimi un visage et une vie, comme de restituer à son affaire sa dimension d’alarme à laquelle nous serions bien inspirés de prêter l’oreille. Nous lui devons au moins cela.
La Bible nous dit : « Voici, Je place devant toi la vie et la mort, et tu choisiras la vie », pour nous enjoindre de faire aujourd’hui, en hommage au docteur Sarah Halimi, le choix de la vie. Ce qui signifie qu’elle restera présente à nous, à condition que nous restions présents à elle, à sa mémoire.Mais aussi à l’enseignement que sa mort tragique nous lègue, si toutefois nous trouvons le courage politique et intellectuel de le recevoir.
À nous, aujourd’hui, de faire le choix de la vie.