L’honneur de Benjamin

André Aboulkheir

André Aboulkheir est médecin anesthésiste-réanimateur, algologue, psychosomaticien et ancien président de la Société de psychosomatique intégrative.

Je suis empli de rage à l’évocation du terrible destin de ma consœur le docteur Sarah Halimi.
Rage que personne ne soit intervenu pendant les longues heures de son supplice, en entendant ses cris d’effroi et de douleur, rage que la police soit restée l’arme au pied, en flagrant délit de non-assistance à personne en danger, de l’attitude tout au moins inconsidérée des « experts » psychiatres (sauf le premier), des conclusions des juges retranchés derrière l’avis de ces derniers, mais aussi rage que les insultes et les brimades qui ont eu lieu dans les jours et les mois ayant précédé l’acte criminel n’aient entraîné aucune réaction.


Refuser d’avoir peur


Un souvenir d’enfance me revient, un souvenir de rage, celle de mon grand-père, Benjamin.
J’étais assis en face de lui, dans la cuisine, j’avais huit ou neuf ans. Je lui rendais souvent visite, mes parents habitant dans la même résidence. Il avait l’habitude de préparer seul les repas, ma grand-mère étant malvoyante.
Mais ce jour-là, je trouvais qu’il mettait beaucoup de temps à aiguiser son couteau, les yeux dans le vague.
— Mais Pépé, que veux-tu faire avec ce couteau ?
— Je vais le tuer !
Je sentis les larmes couler sur mes joues.
— Mais il t’a fait quoi, cet homme que tu veux tuer ?
— Il a dit le mot juif !
— Ce n’est pas si grave !
— Il l’a dit… Il nous veut du mal.
— Mais si tu le tues, tu iras en prison et je ne pourrai plus te voir !
Mes larmes s’étaient transformées en sanglots et je prenais conscience d’une situation anormale, inhabituelle, un petit garçon essayant de raisonner son grand-père. Mes arguments portèrent cependant, le couteau ne quitta pas la cuisine.

Benjamin n’avait pas peur !


Mon grand-père fut toujours très respecté et aimé à Gonesse, où nous vivions depuis notre départ d’Algérie en 1962.
Benjamin est né en 1900 à Constantine, là même d’où sont originaires les parents de Sarah Halimi. En 1934, il quitta précipitamment cette ville avec son épouse et ses enfants, juste après le pogrom. L’armée française n’était volontairement pas intervenue, donc certains Juifs s’étaient défendus !
En octobre 1940, sous le gouvernement de Vichy, le décret Crémieux a été abrogé et, en juillet 1941, les biens juifs ont été aryanisés. Mon grand-père a vu son atelier d’orfèvrerie confisqué, remis à un fasciste italien.
Mais le 8 novembre 1942, les Américains débarquent à Alger avec l’aide décisive de groupes de résistants principalement juifs. Mon grand-père disait que ce fut le plus beau jour de sa vie.
Le surlendemain, il a récupéré son atelier sans attendre le rétablissement du décret Crémieux, et encore moins la restitution officielle et partielle des biens juifs, qui a pris des mois. Il n’a pas été inquiété pour autant.
Benjamin n’avait pas peur !
C’est la peur qui nous fait accepter l’inacceptable.


Saisir tous les moyens d’action


Il ne s’agit pas du tout de faire une quelconque apologie de l’autodéfense, mais face à tout acte antisémite, d’insister sur l’importance de réagir et même de sur-réagir comme le faisait mon grand- père. Le martyre de Sarah Halimi, outre le scandale qu’il représente, doit aussi nous faire prendre conscience que ne pas répondre dès le début aux insultes, aux menaces, donne à l’agresseur un sentiment d’impunité et de toute-puissance qui peut l’amener à frapper et à tuer.

Ne pas répondre dès le début aux insultes, aux menaces, donne à l’agresseur un sentiment d’impunité et de toute-puissance.


Il ne faut pas que la peur nous empêche de porter plainte, de contacter des associations comme le Bureau national de vigilance contre l’antisémitisme, de se servir de tous les réseaux sociaux, d’utiliser l’arsenal de lois censées nous défendre. Bien sûr, cela est difficile à réaliser dans certains endroits en France où la légitimité républicaine ne s’applique plus, et qu’il vaut mieux quitter en attendant qu’elle soit rétablie, mais ce n’est tout de même pas le cas dans, par exemple, le XIe  arrondissement de Paris ?

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