Érosion de la langue, érosion des valeurs : les avanies de ça

Cyril Aslanov

Cyril Aslanov est professeur des universités (AMU/IUF/CNRS), linguiste.

C’est en tant que linguiste que je voudrais apporter ma contribution à cette réflexion en mémoire de Sarah Halimi, victime invengée d’un crime antisémite impuni. L’inspirateur et l’organisateur de ce volume, Michel Gad Wolkowicz, m’a suggéré de traiter du pronom neutre ça qu’on trouve par exemple dans la formule apotropaïque « Plus jamais ça ».

Sarah Halimi, victime invengée d’un crime antisémite impuni.


Le pronom ça n’a pas sa place dans la langue écrite où l’équivalent de ça est cela, issu de l’ajout de l’adverbe de lieu au pronom neutre ce. Récemment, une linguistique française1 s’est refusée à considérer ça comme une forme populaire au nom d’une conception unanimiste et nivelante de la langue1 . Je persiste pour ma part à cataloguer comme plébéien l’emploi de ça au lieu de ce ou cela. Comme les usages du français contemporain ont légitimé ça, cette forme érodée a été employée pour transposer le es freudien au lieu de cela qu’on aurait attendu en français écrit. Pour apprécier les enjeux de l’emploi de ça dans la transposition des écrits de Freud en français, il n’est que de comparer la traduction plus exacte de la formule bubérienne Ich und es par Je et cela.
Le français populaire préfère donc la forme contractée ça. Et quand cela revêt une valeur résomptive, les écorcheurs de la langue recourent improprement à ceci qui devrait être cataphorique plutôt qu’anaphorique. Pour en revenir à Buber, le tandem Je et cela conserve à cela la dignité de l’instance cosmique ou mondaine par rapport à laquelle se positionne le je du sujet parlant. En revanche, le ça du jargon freudien francisé est marqué du signe de l’inquiétante étrangeté.

Le ça du jargon freudien francisé est marqué du signe de l’inquiétante étrangeté.


Dire cela, c’est maintenir la distinction entre le magma indistinct de l’être et la perception rationalisée et abstraite qu’on en doit faire pour préserver sa dignité d’être humain. L’emploi de ça est non seulement vulgaire, mais troublant : il est réifiant plutôt que subsumant. En préférant cela à ça, je revendique le primat de la raison éclairée contre l’avilissement, l’abêtissement et la régression symbolisés par le triomphe du vulgaire ça sur l’élégant cela.


1 Anne Zribi Herz, « Les pronoms démonstratifs » dans : Anne Abeillé et Danièle Godard (dir.), La Grande Grammaire du français, éd. Actes Sud-Imprimerie nationale, 2021, pp. 1086-1098

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