Sarah Halimi Femme juive assassinée à Paris en 2017
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Défense du nom propre

David Reinharc

L’été 2022, Haïm Korsia nous a mis, Michel Gad Wolkowicz et moi, en relation avec Guy Bensoussan, qui était à l’origine d’un projet en hommage à Sarah Halimi, pour sauver son nom de l’oubli. Par cet honneur, il m’offrait d’assumer pleinement mon engagement d’éditeur. Je conçois ce métier comme proche de celui d’avocat – défendre le nom propre, la possibilité pour un sujet de parler à la première personne du singulier, la qualité de la parole dans tout ce qu’elle peut avoir d’étrange, de dérangeant, d’insupportable même, parfois, dès lors qu’elle révèle un être, un visage, une façon d’habiter la terre, et d’habiter le temps, qui ne ressemblent à aucun autre. Pour cette raison, mais pas seulement, je veux exprimer ici ma gratitude à ces trois hommes – trois mensch.

Je me suis toujours demandé ce qui avait pu traverser la tête de mon père le jour où, petit garçon, à la gare Les Aubrais, venu accueillir mon grand-père, un fourreur juif hongrois sauvé la veille d’un camp d’internement, il se précipita vers lui en hurlant papa, papa ! en yiddish – le désignant sur-le-champ à la Gestapo. Il comprit que les choses allaient tourner mal à l’instant où il le vit s’éloigner sous les coups de crosse, arraché pour toujours à l’affection des siens. Il avait vu alors, comme les proches de Sarah Halimi le lendemain de son meurtre, commis par un assassin présumé atteint d’une bouffée délirante, avec amour et angoisse, s’éloigner l’ultime visage, aimable, doux et consolateur de l’être auquel il tenait le plus.

Dans New York Stories de Woody Allen, la mère juive apparaît dans les nuages surplombant le loft du personnage, pour surveiller en permanence depuis le ciel ses faits et gestes. Parfois, j’imagine le surgissement inopiné de mon père et de mon grand-père – né le 15 mars 1909 à Mukacevo et mort le 12 mai 1944 à Auschwitz –, dont je suis l’obligé, derrière un nuage. Cet été 2022, Sarah Halimi est venue rejoindre papa et pépé sur ce nuage qui me suit depuis toujours. Grâce aussi à Haïm Korsia, Guy Bensoussan et Michel Gad Wolkowicz, ainsi qu’aux deux cent cinquante contributeurs qui nous honorent ici1 de leur présence, quand je regarde au-dessus de moi, derrière les nuages, et comparais devant l’escorte secrète de ces trois fantômes, je ne rougis pas. Et pour cela, qui est l’essentiel, je veux encore leur dire infiniment merci.

Je suis entré dans ce projet – comme chaque fois que j’entre dans un projet éditorial, en vérité – avec à l’esprit cette épitaphe de Michelet, dans son Histoire du Moyen Âge, au duc d’Orléans : « Chaque homme est une humanité, une histoire universelle… Et pourtant cet être, en qui tenait une généralité infinie, c’était en même temps un individu spécial, un être unique, irréparable, que rien ne remplacera. Rien de tel avant, rien après ; Dieu ne recommencera point. Il en viendra d’autres, sans doute ; le monde, qui ne se lasse pas, amènera à la vie d’autres personnes, meilleures peut-être, mais semblables, jamais, jamais… » Au départ, notre objectif était de donner à Sarah Halimi l’assistance qu’elle réclame pour ne pas disparaître complètement : il eût été terrifiant, nous rappelle Haïm Korsia, de limiter la vie d’une femme à sa mort. Mon grand-père, mes oncles et tantes morts à Auschwitz sans sépulture, simples matricules N+1, furent tatoués au milieu d’une suite d’êtres déshumanisés et interchangeables. À l’idée nazie d’interchangeabilité des êtres, pour qui l’âme même, la condition humaine, l’appartenance à l’espèce sont rappelées à leur unique statut de produits manufacturés comme d’autres, dans les mécanismes de l’échange général, nous opposons le refus de penser par masses, l’unicité poétique de chacun, l’art de l’un par un, c’est-à-dire la restitution de l’unique dans sa singularité et son incomparable.

Il ressortait en effet des textes que je recevais qu’il était beaucoup question de la prière des morts d’Auschwitz. Le meurtre de SarahHalimi a réveillé des blessures, et le passé est entré par effraction dans le présent. Je pensais à la phrase d’Emmanuel Levinas : « Ce qui fut unique entre 1940 et 1945, ce fut le délaissement. » Délaissement, le mot est juste concernant sa mort. Les contributeurs évoquent la vie de Sarah Halimi, bien sûr, avec son visage, son corps, son âge et sa propre histoire, mais aussi Israël, l’antisionisme, l’islamisme, la haine qui perdure aux extrêmes et chez tous ceux qui, la poitrine gonflée de sentiments lyriques et de bonne conscience, crient Mort aux Juifs ! J’avais toutefois le sentiment que le projet débordait, que nous sortions du cadre de l’hommage et de notre volonté de corriger la généralité et le nombre par le don du concret2. Relisant le manuscrit, à l’heure où j’écris, je comprends la cohérence de l’ensemble.

Sur fond du fantasme de faire « totalité », l’image quasi diabolique de la singularité juive, empêcheuse d’unifier en rond, et d’étouffer le particulier dans le général, ne peut pas ne pas susciter une haine destructrice. Dans le repas de la Pâque juive, il est d’usage qu’une place soit toujours retenue pour la venue du prophète Élie, annonciateur du Messie. On le désire comme on ferait d’un être aimé dont on eût voulu qu’il arrivât. Las, à la fin du repas, il faut se rendre à l’évidence : nous avons maintenu sa place libre, il n’est pas venu. Ce nouvel échec, une fois le bel élan évanoui, nous replace chaque année face à l’éventualité de ne jamais voir venir personne combler la chaise vide. Et c’est bien cette chaise vide, cette faille, ce trou, ce gap, cette façon de ne pas coïncider avec soi-même sur lesquels la pulsion de mort antijuive s’exerce. Débarrassez-moi le sujet de toute fissure pour qu’enfin advienne le Grand Soir de l’être réconcilié avec soi. Peine perdue, le tonneau est troué : contre ceux, sans défaut dans la cuirasse, qui sont persuadés de posséder la pièce manquante du puzzle, nous nous dressons pour opposer comme seule certitude « la sagesse de l’incertitude, [qui] exige une force non moins grande » (Milan Kundera).

Au moment où nous passons de la conceptualisation à la réalisation de ce projet éditorial, il me plaît de penser que le seuil pourrait s’ouvrir pour les Absents. Je regarde derrière le nuage, et j’aperçois le visage de Sarah Halimi. Je suis impressionné par la noblesse de ses traits et de son port.Il me semble qu’elle esquisse de la main dans notre direction un petit signe d’adieu. Et je tremble que ce soit pour nous signifier la terrible fragilité du rapport de la France aux Juifs. Son sourire triste nous renvoie à notre propre finitude : notre monde commun est un colosse aux pieds d’argile, dans lequel les Juifs pourraient se retrouver du jour au lendemain sans domicile fixe. Je tiens à ce petit signe d’adieu comme à une précieuse invitation : toujours opposer à la barbarie qui revient la vision littéraire du monde. Pour ne pas que les générations à venir, de notre chagrin, ne retiennent que les larmes.


1 – Ou sur le site connexe au livre, car nous avons été amenés à tenir compte des arbitrages d’une commission dédiée à la répartition des textes.

2 – Je me souviens de cet entretien accordé par Danilo Kiš à Norbert Czarny dans Art Press en 1986, dans lequel l’écrivain mentionnait que la littérature corrige l’indifférence des données historiques : « La littérature est la concrétisation de l’abstrait de l’Histoire ».

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